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Cléo, fille de banquier suisse

30 avril 2007

Fille de banquier

Lors de sa première journée d’école, Cléo fut très surprise de devoir s’expliquer sur le métier de son papa.

- «Qu’est-ce qu’il fait ton papa ?»

Au moment où le terme “banquier” allait sortir du fond de sa gorge, son instinct-intuition lui recommanda de ravaler « banquier» et ce fut le mot «boulanger» qui sortit de sa bouche.  La maîtresse la regarda d’un air étonné. Mais Cléo savait que lorsqu'on mentait il fallait toujours persister et jamais au grand jamais se rétracter, ainsi elle répéta : “mon papa est boulanger”. Ce qui jeta un froid. Un boulanger tenait une échoppe dans le petit village et il n’avait qu’un fils. La maîtresse la regarda d’un air consterné et lui dit de se rasseoir.  Par souci de vraisemblance, Cléo s'assit en souriant.


Bien entendu, l’affaire n’en resta pas là.  Cela demandait des éclaircissements.  Mais Cléo  ne pouvait pas en produire.  Comment expliquer en effet que son instinct-intuition lui avait recommandé de se taire devant ses petits camarades malgré tous les risques que cela comportait.  Et Cléo ne put jamais fournir d’explications à personne, bien qu’elle ait été à maintes reprises sommée gentiment puis sévèrement de donner un sens à ses paroles.

Un boulanger, on sait à quoi il passe son temps , il fabrique du pain pendant la nuit qui se retrouve sur la table du petit-déjeuner le matin. Mais un banquier, il fait QUOI ? Cléo constatait tristement qu'elle ne savait pas.

Que dire à ce sujet ? Ce n'est pas une gloire d’être la fille de cette espèce rare connue cependant dans le monde entier qu’est un banquier suisse.  Cela s’avéra même tout au long de sa vie être plutôt une déficience qu’autre chose.


Cette gêne et cette angoisse indéfinissables débutèrent lors de sa petite enfance. La plupart des gens vont à l’église. Lorsqu’on fréquente l’église on s’habille bien, on ne parle pas ou alors tout bas, on s’assied tranquillement et on attend. Chez Cléo on n’allait pas à l’Eglise. Papa parlait de l’église avec mépris et marmonnait en rigolant “l'église c'est l’opium du peuple”. Mais Cléo ne sachant pas ce qu’était l’opium et à peine ce qu’était le peuple,ne pouvait donner un sens à ces mots. Elle savait juste que l’église était quelque chose de méprisable qu’il ne fallait surtout pas approcher. Mais dans la famille de Cléo si on n’avait pas d’église, on avait la Banque, avec un B majuscule. Comme à l’église on entrait dans la banque en chuchotant,des bouquets de fleurs jetaient une touche colorée dans l'atmosphère plutôt sombre des bureaux, des tapis épais recouvraient le sol et on ne parlait qu’à voix basse. Des portes capitonnées s'ouvraient sur le couloir. Cléo ne le savait pas à l’époque mais c’est dans ces établissements que se jouait parfois le destin de tout un pays.

C’est là que Ernest, le père de Cléo passait ses journées. Rien, absolument rien de ce qui se passait au travail, des évènements de sa journée professionnelle n’était jamais révélé ou même discuté. Finalement Cléo aurait pu être la fille d'un parrain de la maffia. L’omerta totale régnait sur ce qui se tramait à la banque. La culture du secret, par un juste prolongement de situation, était bien installée dans la vie de la famille. Il se passait “des choses” mais on n’en parlait jamais. Cléo prit l'habitude d'avoir à portée de la main un tiroir secret des choses dont on ne parle jamais.

Le principal tiroir secret des choses dont on ne parle jamais portait l'étiquette argent. Ce tiroir se trouvait bien caché derrière les autres tiroirs. En fait il les contenait tous, mais on ne le voyait pas, même lorsqu’un autre tiroir était ouvert. Ce qui était le comble pour une famille dont le chef était banquier. Le secret dont l’argent était entouré était censé lui assurer sa pérennité. C’était le fondement sur lequel la vie se déroulait. Le fessier sur lequel tous étaient assis, mais comme tout ce qui touche aux fesses, on n’en parlait jamais. On laissait le soin de jacasser sur l’argent à ceux qui lui couraient après et qui en faisaient étalage si par hasard il entrait dans leur vie. Parler de l’argent était comparable à montrer le contenu de son pot de chambre à toute la république.

L’argent n’était pas plus sale que tout ce qui sort du corps Il devenait indécent lorsqu’on en faisait étalage. Lorsqu’on exprimait par l’ habillement, par les possessions :”vous voyez j’en ai”. On avait peur qu’ainsi l’argent perde sa raison d’être qui était d’assurer la perpétuation de la famille.

Cette fortune dont on ne parlait jamais était le motif de toutes les décisions importantes. Le mariage, le futur conjoint devait être assez riche pour qu’on ne soupçonne pas chez lui un mobile cupide, mais pas trop pour que l’autre ne se sente pas inférieur. En bref, la stabilité du mariage devait être assurée par l’équilibre des fortunes respectives.

A sa majorité, Cléo, suite au décès précoce de son père, perçut sa part de fortune paternelle, elle fut effrayée par le montant de la somme dont elle ne savait que faire. D’autres se sont chargés de l'éclairer sur le sujet en le dépensant pour elle. Elle apprit à utiliser l’argent pour s’attirer de l’affection. Mais une fois délestée, elle n'obtenait généralement que mépris et indifférence. Elle finit par se retrouver sans rien et c’est dans cette quasi-nudité qu'elle commença à comprendre le véritable sens de l’argent.

Parfois elle était très radin et d’autres fois, elle dépensait sans compter. L’argent reçu par héritage et c’est arrivé plusieurs fois lui brûlait les doigts. Elle s'en débarassait rapidement en le donnant ou en achetant ce qui plaisait à ses compagnons, en échange elle espérait recevoir sécurité et l’affection. Pour ne pas avoir à faire l’effort de se battre dans ce monde en folie, elle payait les autres pour qu’ils le fassent à sa place.
Bien sûr elle eu un salaire à une époque ou n’importe qui pouvait trouver du travail. Mais elle garde le souvenir d’un budget toujours mal géré, de dépenses inutiles, de ne pas aller à l’essentiel.

La l'inconfort généré par le fait d’être enfant d’un banquier suisse était immense et avec le temps qui passait et les révélations du rôle des banques suisses durant la guerre son malaise se transforma en honte et en rage. Les quelques avantages de sa filiation étaient finalement très réduits : une considération hésitante, un regard empreint d’un mélange de curiosité et de mépris. Beaucoup plus tard, lorsque les problèmes surgirent dans ses relations, des ”j’en étais sûre”. apparurent. Comme si la personne en face d’elle n’attendait que cette faute, cette erreur, un vêtement qui traînait, la table pas débarassée, tout était bon à lui rappeler qu'elle était «fille de banquier».

La guerre, l’après-guerre tout ce qui s’était passé dans la famille à cette époque était enfoui pour tout le monde dans le tiroir secret des choses dont on ne parle jamais. Les protagonistes de l’époque décédèrent petit à petit et Cléo en fut réduite à des supputations. Elle se souvint de son père ramenant triomphalement à la maison deux toiles impressionnistes dont personne ne mentionnait la provenance. Ces deux toiles traînèrent à la maison pendant plus de 20 ans. Elles faisaient la fierté d'Hélène, mais elle finit par les vendre dans les années 70.

Le secret bancaire si jalousement gardé devenait le cancer psychique de toutes les familles de banquiers. On cachait son argent, celui des autres et cette dissimulation qui peu à peu consumait les familles, les communautés et le pays tout entier.

L’argent de la famille, celui des autres - surtout celui des autres - rongeait tous ses membres tel un cancer. Pour faire le silence à tout jamais sur l'argent , on l’avait recouvert d’une couche de bonnes manières et conventions qui assurait que ce sujet serait jamais abordé. Toute la vie de la famille était régie non par des lois, mais par des conventions plus imposées que n’importe quel règlement. On ne parlait pas à table, durant la semaine on portait une jupe et un pull-over ou un chemisier selon la saison, le dimanche et lors d’occasions spéciales on mettait une jolie robe. On possédait un manteau d’hiver, un manteau de pluie et une jaquette en laine pour l’été. On arrivait avec un quart d’heure de retard pour les invitations, plus, c’était mal vu mais le pire était d’arriver trop tôt. Le rôti était le plat national des familles, de temps à autre on le changeait en volaille ou en poisson. Le café se prenait au salon après le repas. On disait la vérité mais seulement à ses parents, pour le reste on ne mentait pas mais on avait un devoir de ne pas parler des sujets qui fâchent.

Ainsi Cléo grandit dans le mensonge et la dissimulation. Elle se rendait compte qu'on ne dit pas ce qu'on pense, et qu'on n'agit pas selon ses discours. On vit un simulacre de paix dans un état de guerre permanent dans une sorte de confrérie basée sur le soupçon et la médisance; la famille présentait en toutes circonstances un visage lisse, dépourvu d’émotions. On avait si bien appris à ne pas montrer ses sentiments qu’on était incapable de témoigner de l’affection même à ses propres enfants. Cléo est ainsi devenue une handicapée du bonheur. Elle prit l’habitude de ravaler ses larmes, de n'avoir jamais envie de rien, de ne pas rire bruyamment, d'être neutre en toute circonstance en quelque sorte..

Ses parents étaient des êtres lointains et préoccupés, pas par leurs enfants en tous cas. Leur tâche principale était les jeux de rôles. Aimer ses parents, c’était leur montrer qu’on était capable de jouer le rôle que la vie vous avait assigné. Mais de la vraie affection il n’y en avait jamais.

Au début Cléo essaya de se faire aimer en jouant le jeu de rôle que la vie avait prévu pour elle. Mais cet emploi ne correspondait ni à sa vraie nature, ni à ses talents ni à ses aspirations profondes. Néanmoins, étant tributaire de la tendresse, elle essaya quand même et bien entendu elle échoua.

La vie continuait, lisse, programmée, assez agréable somme tout. Mais ce doute subsistait permanence, son père était banquier. Qu’est-ce qui se passait dans la banque ? Quel destin se dessinait dans ces bureaux dans une rue sombre et tranquille de Genève, sur les fauteuils en cuir de type anglais, sur les moquettes de pure laine.

Ses camarades étaient fiers de leurs parents : médecin, avocats, boulangers ou artisan. Elle ne pouvait en aucune façon se satisfaire des occupations de son père, enterré au fond d’une banque toute la journée à faire on ne savait quoi., et qui en ressortait chaque soir, plus préoccupé que jamais.

Non Cléo n’était pas fière de ses parents et elle ne le sera jamais durant toute sa vie. Puisque elle ne pouvait pas les admirer, elle conclut un pacte secret, silencieux et inconscient avec eux, elle se jura qu’ils ne seraient jamais fiers d’elle.

La honte de sa famille, la nostalgie d’un cercle familial «normal», elle se jura de le leur faire payer durant toute son existence. 

   

   
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Cléo, fille de banquier suisse
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